Ce soir
Cette liberté-là, à ce point-là, on la sent juste une fois dans l’année.
C’est peut-être vers le 15 août, disons un peu avant : on n’a pas encore la sensation que l’été commence à finir, et pourtant les soirées sont plus courtes. Dans un tout petit village. Neuf heures du soir. Il y a encore des dîneurs, sous un parasol qui ne sert plus à rien – la cour devant leur maison est déjà dans l’ombre. Ils ont l’air bien, dans un silence paisiblement masticatoire. Ils mangent de la viande froide avec de la salade, l’assiette de fromages est posée à côté de la carafe, et même le compotier. Dans l’arrondi de leurs gestes, on voit qu’ils ont le sentiment d’avoir fait le bon choix. C’est drôle, on a exactement le même sentiment parce qu’on a mangé un peu plus tôt et qu’on marche à la fraîche, très lentement, en saluant les dîneurs au passage.
Blotties contre les marches de l’église, trois collégiennes accroupies bavardent sans interruption ni fou rire, et on ne peut rien deviner de leurs propos, mais la musique des phrases a une sérénité particulière, dans la fraîcheur qui monte à peine. Il y a un groupe de gamins qui ont réenfourché leur bicyclette, le repas fini. Ils tournent autour de la place, mais sans exploit, sans roue dressée en l’air, sans gymkhana furieux : chaque pédalée semble étirée avec une espèce de gravité intérieure, comme s’ils décantaient l’essence du plaisir cycliste. Un père en bermuda porte sur ses épaules une petite fille toute fraîche d’après douche, dans son pyjama vert pâle. Il se penche, elle effleure de sa main l’eau de la fontaine, réclame des « encore » mais sans insister, puis on va la coucher. Il y a ce vieux bonhomme à béret qui promène ses chiens, aussi claudicants que lui, mais leurs boitements alternés tiennent davantage de la complicité que de la souffrance. Une voiture passe, et le vieux la suit longuement des yeux. Il n’y a pas du tout de vent. Cette liberté-là, presque palpable dans l’air doux on la sent bien, ce soir : tout le monde a choisi. Vraiment.